Il est des principes, parfois même fermement établi, qui, par le simple effet du temps, perdent naturellement de leur éclat et finissent, lorsque plus personne ne comprend leur réelle justification, par être abandonnés, tel un fruit trop mûr.

En droit de la sécurité, c’est assurément le principe de non communication du PV en matière de travail dissimulé que nos descendants juristes jugeront sévèrement.

Dans un récent arrêt du 5 septembre 2024, la Cour de cassation a censuré un arrêt de la Cour d’Appel de Pau, qui pourtant, n’avait, selon-nous, rien de révolutionnaire, en estimant que « l’absence de production aux débats du procès-verbal constatant les infractions de travail dissimulé n’affecte pas la régularité de la procédure » (Cass. Civ. 5 septembre 2024, n° 22-18.226). Ainsi, notre Cour suprême résiste encore et toujours, de façon aussi téméraire qu’incompréhensible au nombreuses tentatives de remise en question de ce principe, que nous n’hésitons pas à qualifier de « moyenâgeux ».

 

La Cour de cassation maltraite le principe du contradictoire et le droit à la preuve

Que l’on se rende bien compte : la Cour de cassation estime non seulement que le procès-verbal n’a pas à être envoyé au cotisant au cours de la procédure contradictoire, ce qui est déjà peu compréhensible. Mais plus grave encore, elle juge également que même si le cotisant conteste jusqu’à l’existence d’un procès-verbal, le simple fait que l’URSSAF ne verse pas ce PV au dossier judiciaire n’entraine pour autant pas la nullité du redressement.

Disons-le sans détour : cette position de la Cour de cassation nous semble extrêmement douteuse. En effet, le redressement fondé sur des fait de travail dissimulé ne peut être opéré que sur la base d’un constat de travail dissimulé. Ainsi, un PV est nécessaire, sur la base duquel l’organisme notifiera la lettre d’observation puis la décision de recouvrement. Bien sur l’article 9 du code de procédure civil dispose que « Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ». Mais le cotisant qui conteste ce point, n’a absolument aucun moyen pour prouver ses prétentions (comment prouver l’inexistant ?). En contestant soit l’existence du PV, soit la matérialité des faits, il renverse alors la charge de preuve qui incombe désormais à l’URSSAF. Mais sans transmission du PV à la juridiction, et alors que ce point est contesté, il est clair que l’URSSAF place la juridiction dans l’incapacité de statuer au fond et les force donc à annuler le redressement. C’était exactement le raisonnement suivi par la Cour d’Appel de Pau (qui avait annulé le jugement du Tribunal de Tarbes) :

« dès lors que la contestation porte sur l’existence du procès-verbal de travail dissimulé et sur le chiffrage du redressement fondé sur les éléments de l’enquête contenus dans ce procès-verbal, l’Urssaf Midi-Pyrénées ne peut, comme en l’espèce refuser sa production, sans méconnaître le principe contradictoire et donc les droits de la défense, ce d’autant que la Sarl [W] justifie en pièce 15 que la communication dudit procès-verbal lui a été refusée par le parquet de Tarbes le 9 mai 2016. En conséquence, à défaut pour l’Urssaf Midi-Pyrénées de permettre toute vérification au fond dans le respect du principe contradictoire, il convient d’annuler la mise en demeure du 15 avril 2016 » (CA Pau, ch. soc., 28 avr. 2022, n° 19/00650).

La sanction est logique et nécessaire. Ce n’est donc absolument pas un problème de procédure, mais un problème de fond : l’URSSAF ne prouve pas l’existence de ce PV ou la matérialité des faits à l’origine du redressement litigieux. En l’absence de preuve formelle et alors que le fond est contesté, la juridiction sociale est tenue d’invalider le redressement URSSAF.

Dès lors et au regard de ces élément, nous ne parvenons pas à comprendre la position de la Cour de cassation, d’autant que celle-ci raccroche ce problème à un point procédural, ce qu’il n’est absolument pas. Au final, c’est donc bien le principe du contradictoire ainsi que le droit à la preuve qui sont maltraités dans cette affaire.

Pire : la Cour de cassation semble même se contredire. En effet, en matière de solidarité financière entre un donneur d’ordre et son sous-traitant, par arrêt du 23 juin 2022, la Cour de cassation a jugé que si la mise en œuvre de la solidarité financière n’est pas subordonnée à la communication préalable à ce dernier du procès-verbal pour délit de travail dissimulé, établi à l’encontre du cocontractant, « l’organisme de recouvrement est tenu de produire ce procès-verbal devant la juridiction de sécurité sociale en cas de contestation par le donneur d’ordre de l’existence ou du contenu de ce document ».

Pourquoi en irait-il différemment hors solidarité financière ?

En déroulant le fil de cette décision de la Cour de cassation, le principe dégagé nous parait même extrêmement dangereux car il et déclinable presque à l’infini en matière de contentieux de la sécurité sociale. Par exemple, un cotisant qui n’aurait pas reçu de mise en demeure avant de se voir signifier une contrainte devrait prouver au Tribunal qu’il n’a pas reçu de mise en demeure, sans pouvoir inverser la charge de la preuve ?

Comme nous sommes ambitieux, non seulement nous plaidons bien entendu non seulement pour l’obligation, pour l’URSSAF, de verser le PV au stade judiciaire, mais plus encore : nous estimons que le PV de constat de travail dissimulé devrait être joint à la lettre d’observations, ou, à tous le moins, que mention soit faite du droit d’accès à ce PV lorsque le cotisant en fait la demande durant les 30 jours à compter de la réception de la lettre d’observations.

 

De l’intérêt d’avoir accès au PV au stade contradictoire

Signalons d’emblée que la volonté partagée (par de nombreux cotisants et surtout leurs avocats) d’avoir accès au procès-verbal n’est pas une énième coquetterie juridique ou une ultime argutie technique.

Au-delà des aspects juridique qui, selon-nous, imposent cette transmission, la communication du PV aurait d’indéniables effets pratiques qu’il convient d’envisager.

D’abord et bien sûr, la transmission du PV aurait un aspect pratique pour le cotisant :

En effet, le procès-verbal contient l’ensemble des faits qui fondement les poursuites litigieuses. Il est un document dont la connaissance et la lecture est absolument nécessaire pour faire utilement valoir ses observations lors de la procédure contradictoire.

Plus encore, ce document est nécessaire, ne serait-ce que pour évaluer la pertinence, ou non, d’exercer une voie de recours.

En outre, la personne visée n’a pas forcément connaissance du contenu du document au prétexte qu’il serait l’employeur. En effet, il arrive fréquemment que les employeurs ne soient pas présents lors des contrôles, ceux-ci se réalisant ainsi en présence des salariés qui n’ont pas nécessairement connaissance des informations pertinentes et qui peuvent retransmettre de façon erronée le déroulement du contrôle à leur employeur.

Mais cette transmission serait également bénéfique à l’organisme : signalons d’abord que l’organisme est souvent forcé, lorsque les faits sont contestés devant le juge, de verser le procès-verbal lors des débats contradictoires devant la juridiction. Exiger de l’organisme qu’il fournisse ce procès-verbal dès la procédure contradictoire n’aurait pour ce dernier aucun autre effet que celui de devancer cette communication de quelques semaines/mois.

Surtout, l’organisme permettant à l’employeur de prendre connaissance du procès-verbal en cours de procédure contradictoire recevra de sa part des observations utiles. A la vue de ces observations utiles, l’organisme pourra soit modifier sa position (dans une optique précontentieuse et afin d’échapper à une censure du juge), soit aller au bout de la démarche initiée, en étant toutefois d’autant plus confiant dans sa position.

Un employeur qui constaterait, eu égard à la solidité des constats effectués, l’inutilité d’une démarche judiciaire se contenterait alors de solliciter des délais de paiement. Lorsque l’on sait que sur l’année 2023 et pour les seuls infractions de travail dissimulé, seuls 79,6 millions d’euros ont été recouvré pour 1,17 milliards d’euros redressés (soit un taux de recouvrement de … 6,8 %), on est clairement en droit de se dire que les URSSAF feraient sans doute mieux de concentrer leurs effort sur la partie recouvrement.

Enfin, le juge lui-même pourrait également en tirer parti: on l’aura compris, exiger la production du procès-verbal dès le stade contradictoire permet de clarifier les positions de chaque partie. Cela radicalise le débat contradictoire, ce qui est largement bénéfique au juge.

D’un point de vue très pratique, un employeur constatant à la lecture du procès-verbal que les faits indiqués par l’organisme sont clairement établis sera nécessairement moins tenté d’engager une action judiciaire. Certains contentieux pourraient ainsi être évités, l’employeur pouvant alors se contenter de solliciter des délais de paiement ou un échelonnement de sa dette.

Dans le cas inverse, l’employeur contestant la mise en demeure ou la contrainte ne sera pas obligé d’attendre la production du procès-verbal par l’organisme dans le cadre de l’instruction pour contester les faits. Dès ses premières conclusions, il contestera immédiatement la matérialité des faits. Le contentieux se cristallise ainsi immédiatement sur les points importants, écourtant ainsi la procédure judiciaire de plusieurs mois.

 

Juridiquement, rien de s’y oppose …

Classiquement, deux arguments sont sempiternellement opposés par les juridictions judiciaires afin de contrer une demande d’annulation de la procédure fondée sur l’absence de production du provès-verbal au stade contradictoire.

Premièrement, les juridictions estiment que le droit ne prévoit pas la communication du PV au stade contradictoire (Cass civ. 2°. 13 octobre 2011 pourvoi n° 10-19389, 4 mai 2017, pourvoi n° 16-15948, 14 février 2019, pourvoi n°18-12150, 8 avril 2021 pourvoi n° 19-23728, et n° 20-11126, Nancy, Section, 21 Juin 2022 RG n° 21/02388, Paris. Pôle 6 Chambre 12. 2 septembre 2022. RG n° 18/08890, Nîmes. 5e chambre Pole social. 16 mai 2023. RG n° 20/02141, Amiens, 2° protection sociale. 11 juillet 2024, RG n° 23/01055).

Ne tournons pas autour du pot, cela est vrai.

Pour autant, le simple fait que le droit soit muet sur ce point empêche t’il cette communication ? Plus encore, dans le silence des textes, l’URSSAF n’a-t-elle pas tout de même l’obligation de communiquer le PV au stade contradictoire ?

La réponse est assurément positive.

En effet, la question de la communication du procès-verbal de constat en amont de la sanction ou de la décision est à inscrire dans celle, plus large, des droits de la défense. Et sur ce point, la position du Conseil constitutionnel est éclairante et devrait, à elle seule permettre de résoudre ce problème. Il résulte en effet d’une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel que « le principe de droits de la défense s’impose aux autorités disposant d’un pouvoir de sanction sans qu’il soit besoin pour le législateur d’en rappeler l’existence » (décision n° 2010-69 QPC du 26 novembre 2010 cons. 4 ou encore la décision n° 2014-423 QPC du 24 octobre 2014, cons. 16 à 18).

Ainsi, le silence des textes législatifs sur ce point ne saurait être interprété comme n’imposant pas le respect des droits de la défense. Voilà qui invalide donc totalement la position des juridiction judiciaires.

Deuxièmement, les juridictions estiment que la communication du procès-verbal de travail dissimulé contreviendrait au principe du secret de l’instruction. En effet, un procès-verbal de constat est avant tout un acte de police judiciaire, transmis au Parquet qui pourra engager des poursuites pénales.

Mais en plus d’être de mauvaise foi, l’argument est juridiquement contestable au moins au regard de la jurisprudence administrative équilibrée rendue en la matière.

D’une part, on le sait, très peu de dossiers font l’objet de véritables poursuites pénales. Plus encore, en admettant même que cela soit le cas, cette restriction d’accès semble injustifiée et surtout inutile, dès lors que le cotisant finira dans tous les cas par avoir accès à ce procès-verbal s’il est finalement convoqué devant la juridiction pénale … En réalité, les temporalités de la procédure pénale et de la procédure de redressement URSSAF sont substantiellement différentes (la procédure pénale est généralement plus rapide que la procédure URSSAF surtout lorsque l’employeur bénéficie d’une alternative aux poursuites telles une transaction pénale).

D’autre part, il est vrai que l’article 11 al. 1 du Code de procédure pénale dispose « sauf dans le cas où la loi en dispose autrement et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l’enquête et de l’instruction est secrète ». Il est tout aussi vrai que les procès-verbaux de constat ne sont pas considérés comme des documents administratifs communicables au sens et pour l’application des dispositions de l’ancienne loi du 17 juillet 1978. Toutefois, est-ce à dire que le cotisant ne pourra jamais en avoir connaissance ? Non, répond le Conseil d’État qui a du se pencher sur la même question. Dans un arrêt du 29 juin 2016, cette même question de la communication du procès-verbal de constat de travail illégal lui a été posé. La Haute Juridiction administrative a donné son feu vert à la communication du document en cours de procédure contradictoire. Il a écarté l’argument tenant au caractère « judiciaire » du PV en estimant que : « il appartient seulement à l’administration, le cas échéant, d’occulter ou de disjoindre, préalablement à la communication du procès-verbal, celles de ses mentions qui seraient étrangères à la constatation de l’infraction sanctionnée par la liquidation de la contribution spéciale et susceptibles de donner lieu à des poursuites pénales ».

 

Au contraire, tout l’impose …

Si rien ne s’oppose à la communication du procès-verbal en cours de procédure contradictoire, qu’est ce qui l’oblige pour autant ?

Là encore, la réponse est clairement constitutionnelle : selon le Conseil constitutionnel, aucune sanction « ne peut être infligée sans que [la personne concernée] ait été [mise] à même tant de présenter ses observations sur les faits qui lui sont reprochés que d’avoir accès au dossier [la] concernant » (décision n° 88-248 DC du17 janvier 1989, cons. 29 ou encore la décision n° 2014-690 DC du 13 mars 2014, cons. 69).

Et l’on pourrait presque s’arrêter là …

En effet, le Conseil d’Etat se contente, depuis plusieurs années, de décliner ce principe constitutionnel.

Justement, en matière de travail illégal, l’OFII (établissement public de l’Etat) avait le pouvoir de sanctionner les employeurs d’étrangers sans titre (c’est-à-dire ayant commis le délit de travail illégal). Dans la décision précédemment mentionnée du 29 juin 2016, la Haute Juridiction administrative a jugé que : « s’agissant des mesures à caractère de sanction, le respect du principe général des droits de la défense suppose que la personne concernée soit informée, avec une précision suffisante et dans un délai raisonnable avant le prononcé de la sanction, des griefs formulés à son encontre et puisse avoir accès aux pièces au vu desquelles les manquements ont été retenus, à tout le moins lorsqu’elle en fait la demande ». Il est intéressant de noter que le Conseil d’État vise effectivement l’article 16 de la DDHC et s’appuie sur « le principe général des droits de la défense ». Dans le silence des textes, c’est donc, selon le Conseil d’État, un PDG qui fonde cette obligation de communication. Le même PDG devrait également être appliqué par la Cour de cassation …

Depuis, le principe a été réitéré dans d’autres domaines : fermeture administrative d’un débit de boisson (TA Cergy-Pontoise, 23 janvier 2024, n° 2106775 ; TA Besançon, 11 avril 2024, n° 2301035), amende administrative (TA Nîmes, 13 avril 2023, n° 2101614 ; TA Caen, 14 avril 2023, n° 2100685), suspension du droit d’exercer (TA Nouvelle-Calédonie, 27 juin 2024, n° 2300463) exclusion disciplinaire (TA Cergy-Pontoise, 12 octobre 2023, n° 2214055 ; TA Grenoble, 23 février 2024, n° 2108117) … Bref, dès lors qu’une autorité administrative engage une procédure pouvant mener à une sanction, la personne visée a droit d’accéder à son dossier la concernant durant la phase contradictoire préalable à la sanction. Et il est clairement admis qu’un redressement URSSAF pour travail dissimulé constitue bien une sanction (Décision n° 2010-69 QPC, Claude F., 26 novembre 2010).

Cette évolution de la jurisprudence du Conseil d’état a été aussi permise par l’entrée en vigueur du Code des Relations entre le Public et l’administration (CRPA, également applicable aux URSSAF via l’article L. 100-3), dont l’article L. 122-2 ne dit pas autre chose : les sanctions « n’interviennent qu’après que la personne en cause a été informée des griefs formulés à son encontre et a été mise à même de demander la communication du dossier la concernant ».

Cette précision textuelle a même permis au Conseil d’État d’aller beaucoup plus loin. Depuis une décision du 30 décembre 2021, le Conseil d’Etat exige que : « la personne en cause soit informée, avec une précision suffisante et dans un délai raisonnable avant le prononcé de la sanction, des griefs formulés à son encontre et mise à même de demander la communication des pièces au vu desquelles les manquements ont été retenus » (CE, 30 décembre 2021, N° 437653, B). Comme le soulignait le Rapporteur public dans cette affaire : « il est difficile à nos yeux de soutenir qu’une personne devant deviner d’elle-même, par ses propres recherches, qu’elle peut solliciter la communication de ces PV est « mise à même de le faire » ; c’est faire abstraction de l’inhibition que peuvent éprouver les administrés à l’égard de l’autorité administrative et minorer le fait qu’ils n’ont pas toujours connaissance de l’étendue de leurs droits ». Désormais, et depuis cette décision, dés lors qu’une autorité administrative entend sanctionner un administré, le courrier entamant la procédure contradictoire doit indiquer à cette personne qu’elle a la possibilité de demander la communication de son dossier (et en particulier du procès-verbal de constat lorsqu’il en existe un).

Ce principe est aujourd’hui petit à petit repris (ex : CAA de Versailles, 6 février 2024, n°21VE01220, C+ : retrait de l’agrément d’une société d’ambulance par l’ARS).

Désormais, et chose rare, le Conseil d’Etat a donc clairement trois coups d’avance sur la Cour de cassation :

  • Il censure la position de l’administration lorsqu’elle ne prouve pas les faits litigieux notamment en ne versant pas au dossier le procès-verbal, alors que ceux-ci sont contestés par l’administré ;
  • Il censure la procédure suivie par l’administration lorsque la sanction est intervenue lorsque durant la procédure administrative contradictoire, l’administré a sollicité en vain le dossier le concernant ;
  • Il censure la procédure suivie par l’administration lorsque celle-ci n’a pas informé l’administré de son droit d’avoir accès à son dossier durant la phase contradictoire.

Le combat continue.

Nicolas Taquet

Avocat au Barreau de Pau